Une algue brune qui maîtrise son stress pour garder la forme

Résultats scientifiques Biologie végétale

Pour croitre, une cellule a besoin de forces. Alors que les animaux, dont les cellules sont « nues », s’appuient principalement sur leur cytosquelette, les organismes végétaux sont contraints par la présence d’une enveloppe cellulaire, la paroi, parfois très rigide. Plutôt que d’assouplir cette paroi pour permettre à la cellule de croitre, comme chez les plantes, les algues brunes ont une autre stratégie, beaucoup plus radicale : là où c'est nécessaire, elles ne synthétisent pas de paroi, ce qui augmente localement la tension (stress) et permet la croissance. Cette étude, utilisant une approche de modélisation biophysique, est publiée dans la revue PloS Biology.

Plusieurs modes de croissance existent chez les êtres vivants. Certains champignons, plantes et algues développent des cellules filamenteuses (pouvant s’assimiler à un cylindre fermé par un dôme à une de ses extrémités) qui croissent uniquement par allongement du dôme (appelé « croissance apicale »). Le moteur de cette croissance, lente (2 µm/h) ou très rapide (~1 mm/heure) selon les organismes, est la pression de turgescence, qui génère une tension d’étirement équivalente a priori sur toute la paroi qui entoure les cellules.

Mais les lois physiques impliquent que plus la paroi d’un cylindre est courbée, plus la tension d’étirement locale (stress) perçue est faible. Alors comment, dans le cas d’une croissance apicale, l’étirement parvient-il à se réaliser uniquement dans le dôme courbé, alors qu’il n’a pas lieu sur les flancs de la cellule cylindrique, qui eux sont plats ?

Chez les plantes, cette baisse de tension dans le dôme est compensée par un ramollissement de la paroi : sous l’effet de la turgescence, la paroi « ramollie » s’étire, ce qui permet la croissance.

Les chercheurs ont montré que les algues brunes utilisent une autre stratégie, qui, plutôt que de changer les propriétés mécaniques de la paroi, repose sur l’augmentation de la tension d’étirement. Mais elles le font sans augmenter la pression de turgescence. Comment ?

Les lois physiques, à nouveau, indiquent que l’épaisseur de la paroi est également un facteur déterminant dans la valeur de la tension d’étirement : un tube avec une paroi plus fine aura plus tendance à se fendre sous l’effet de la pression, qu’un tube avec une paroi plus épaisse.  Les chercheurs ont donc mesuré l’épaisseur de la paroi le long des cellules apicales de filaments de l’algue brune Ectocarpus, à partir de coupes longitudinales observées en microscopie électronique à transmission. Les résultats révèlent une paroi plus de 15 fois plus mince (36 nm, soit un peu plus que l’épaisseur d’un microtubule ou d’une fibre de chromatine) à l’extrémité de la cellule que sur les flancs.

Une simulation, utilisant un modèle biophysique considérant que la paroi est un matériau viscoplastique, montre que l’amincissement de la paroi suffit à compenser la diminution du stress due à la courbure du dôme. De plus, la mise en place d’un gradient d’épaisseur le long de la cellule est déterminant pour à la fois maintenir la forme de la cellule au cours de la croissance, et contrôler sa vitesse (voir l'animation).

Ainsi, en contrôlant l’épaisseur de leur paroi, les algues brunes évitent d’avoir à en réguler les propriétés mécaniques (viscoplasticité), qui probablement ferait appel à des équilibres chimiques et activités enzymatiques complexes, comme chez les plantes. Cette stratégie aurait-elle un rapport avec l’extrême lenteur de la croissance d’Ectocarpus – 2,5 µm/heure, la plus faible mesurée jusqu’ici – ou avec son environnement marin, soumis à de fortes contraintes mécaniques (courants, vagues) et à de fréquentes variations de salinité (marée, précipitations). A moins qu’elle soit le résultat d’un chemin évolutif distinct, puisque les algues brunes n’ont aucun ancêtre commun avec les plantes, si ce n’est celui commun à tous les eucaryotes.

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Haut  : Cellule apicale d’Ectocarpus, montrant la paroi s’affinant vers l’apex (en bleu). Orange : chloroplastes enrubannés (1 par cellule). Largeur du filament = 7µm.
Bas :  Mesure du gradient d’épaisseur de la paroi cellulaire, de la pointe de la cellule (au centre, s=0) vers les côtés (s=50µm). La paroi est extrêmement fine à la pointe (36 nm) alors qu’elle est épaisse sur les flancs (591 nm). Les points représentent les différentes mesures d’épaisseur réalisées à partir de coupes longitudinales observées en microscopie électronique à transmission.

© Bénédicte Charrier

 

vidéo

Simulation de croissance apicale (en µm et en heure) en faisant varier les pentes des gradients d’épaisseur de paroi. Au centre, résultat de la simulation montrant que le gradient d’épaisseur mesuré compense la diminution de tension due à la courbure : la cellule pousse avec la forme et à la vitesse observées in vivo. Si le gradient d’épaississement est trop plat (gauche), la cellule pousse trop vite et est déformée (arrondie). Si le gradient est trop rapide (droite), alors la cellule s’affine et s’arrête rapidement de pousser. Vert : forme initiale ; bleu : forme simulée ; violet : translation de la forme initiale au cours de la simulation.

Audiodescription

© Bénédicte Charrier

Pour en savoir plus :

The brown algal mode of tip growth: Keeping stress under control.
Rabillé H, Billoud B, Tesson B, Le Panse S, Rolland É, Charrier B.
PLoS Biol. 2019 Jan 14;17(1):e2005258. doi: 10.1371/journal.pbio.2005258. eCollection 2019 Jan

Contact

Bénédicte Charrier
Chercheuse CNRS au laboratoire de biologie intégrative des modèles marins (LBI2M)