Quand les neurones ne reconnaissent plus la droite de la gauche

Résultats scientifiques Neuroscience, cognition

De même que notre cœur, dont la partie droite et la partie gauche jouent des rôles distincts dans la circulation sanguine, notre cerveau est en réalité composé d’un cerveau gauche et d’un cerveau droit aux fonctions bien différenciées. Comment le cerveau devient-il latéralisé, quels sont les gènes contrôlant son asymétrie droite-gauche et quel est son rôle dans les grandes fonctions cognitives sont autant de questions ouvertes. Une étude, publiée dans la revue Nature Communications, a identifié chez la drosophile une voie de guidage axonal qui est essentielle à la construction d’un circuit neuronal asymétrique, lui-même essentiel à la mémoire à long terme. Ce travail ouvre de nouvelles perspectives pour l’étude de l’asymétrie du cerveau et de ses multiples fonctions.

Chacun au travers de son expérience personnelle peut prendre conscience que notre cerveau fonctionne de façon asymétrique : par exemple, nous utilisons de façon préférentielle l’une des deux mains (90 % de la population est droitière, 10 % gauchère), et malgré une vision binoculaire nous possédons un œil directeur. Par ailleurs, nous savons depuis les travaux pionniers de Paul Pierre Broca (1824-1880) que le siège du langage se trouve dans l’hémisphère gauche. La latéralisation du cerveau et la dominance des hémisphères dans la réalisation de nombreuses fonctions cognitives (langage, créativité, représentation dans l’espace, interactions sociales, etc.) sont connues depuis plusieurs siècles, et plusieurs troubles neurologiques (dyslexie, schizophrénie, autisme, trouble de l’attention, etc.) sont associés à des défauts de latéralité du cerveau. Mais de façon surprenante, nous ne disposons à nos jours que de connaissances très parcellaires concernant les bases génétiques de l’asymétrie droite-gauche du cerveau et de son rôle précis dans la cognition. L’asymétrie du cerveau est présente et conservée chez les animaux, de la drosophile à l’homme mais contrairement aux asymétries des organes viscéraux (comme le positionnement du cœur à gauche) qui sont bien caractérisées, l’étude de l’asymétrie du système nerveux souffre d’un fort retard dû au manque de modèles génétiques adéquats.

Dans une étude précédente, les scientifiques ont isolé le premier gène contrôlant l’asymétrie droite-gauche des organes viscéraux chez la drosophile, le gène myosin1D (myo1D). Les mutations dans ce gène entraînent une inversion complète des organes se traduisant par une pathologie appelée situs inversus. myo1D contrôle aussi l’asymétrie droite-gauche chez les vertébrés modèles poisson zèbre et xénope, et des études récentes ont identifié la première mutation de myo1D chez l’homme entraînant des défauts d’asymétrie droite-gauche chez une fillette consanguine.

Dans cette étude, les scientifiques ont naturellement voulu déterminer si myo1D était aussi impliqué dans l’asymétrie droite-gauche du cerveau. De façon surprenante cela n’est pas le cas, indiquant l’existence de gènes spécifiques contrôlant la latéralité du cerveau, et restant à découvrir. Les scientifiques ont alors mis en place une stratégie afin d’identifier plusieurs gènes contrôlant l’asymétrie d’un circuit neuronal composé de 20 neurones (10 neurones par hémisphère), appelés « neurones H » du fait de leur morphologie rappelant un H majuscule. Chez des individus normaux, les neurones H droit et gauche projettent leurs axones dans la partie droite du cerveau, créant ainsi un circuit neuronal asymétrique. De façon très intéressante, cette étude montre que des mutations dans le gène NetrinB rendent le cerveau parfaitement symétrique, les neurones H droite et gauche projetant maintenant à la fois à droite et à gauche. NetB est requis uniquement à droite du cerveau, indiquant donc une fonction asymétrique de NetB essentielle au processus. NetB est un gène codant une protéine dite signal, qui diffuse d’un neurone à l’autre pour communiquer une information de guidage aux axones. Les neurones destinataires reçoivent cette information grâce à des récepteurs spécifiques unc-5 et fra. De façon logique, la mutation des gènes unc-5 et fra rend également le cerveau symétrique, indiquant que la voie NetB dans son ensemble est requise pour le guidage des neurones H.

Mais quel peut-être le rôle de l’asymétrie des neurones H ? Les scientifiques ont pu montrer que les individus normaux (asymétriques) sont doués de mémoire à long terme, alors que cette mémoire est très fortement affectée chez les individus mutants pour la voie NetB. Ainsi, ce travail permet d’identifier les premiers gènes contrôlant l’asymétrie du cerveau chez la drosophile, gènes conservés chez les vertébrés dont l’homme. Il montre par ailleurs l’importance de la latéralisation du cerveau dans une fonction cognitive importante comme la mémoire. De façon comparable à la préférence d’usage de la main chez l’homme, ou 10 % des individus sont gauchers, dans la nature environ 5 % des drosophiles ont un cerveau symétrique, sans être mutantes. Cela peut-il dire qu’il est important de générer et préserver des minorités au sein d’une population, par exemple capables d’oublier certaines expériences lointaines ? La perte de la mémoire serait-elle nécessaire en réponse à certaines situations rencontrées dans la nature ? L’utilisation des neurones H comme nouveau modèle d’étude permettra de répondre à cette question, ainsi qu’identifier de nouveaux gènes conservés et impliqués dans la latéralité du cerveau et comprendre les fonctions cognitives associées.

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© François Lapraz et Stéphane Noselli

Figure : Montage d’images de neurones H chez des individus normaux (à gauche), ou l’on peut voir les neurones droit (D) et gauche (G) projeter leurs axones dans le corps asymétrique droit (CAD). Dans les mutants pour la voie NetrinB (NetB, unc-5, fra), ces neurones perdent leur asymétrie et projettent leurs axones à la fois à droite et à gauche du cerveau (panneau droit). Les individus symétriques perdent la mémoire à long terme.

Pour en savoir plus : 
Asymmetric activity of NetrinB controls laterality of the Drosophila brain.
F. Lapraz, C. Boutres, C. Fixary-Schuster, B.R. De Queiroz, P.Y. Plaçais, D. Cerezo, F. Besse, T. Préat and S. Noselli

Nature Communications 14, 1052 (2023). DOI: 
10.1038/s41467-023-36644-4

Contact

Stéphane Noselli
Directeur de recherche CNRS

Laboratoire

Institut de biologie Valrose – iBV (Université Côte d’Azur/CNRS/Inserm)
Parc Valrose
06108 Nice