Prendre de la hauteur, une stratégie militaire adoptée par les chimpanzés

Résultats scientifiques Neuroscience, cognition

Une nouvelle étude, publié dans la revue Plos Biology, révèle que les chimpanzés d’Afrique de l’Ouest partent en reconnaissance et privilégient les hauteurs, afin de détecter la présence de leur rivaux territoriaux. Ces chimpanzés, suivis pendant trois ans, appartiennent à deux groupes voisins mais rivaux, qui se livrent à une constante guerre de basse intensité. L’utilisation des hauteurs à des fins militaires était jusqu’ici seulement connue chez les humains, et démontre les capacités de coopération et l’intelligence de nos plus proches cousins.

Chez les chimpanzés, des guerres entre groupes rivaux peuvent éclater. Autant que possible, ces derniers cherchent à éviter les affrontements. Pour ce faire, ces grands singes ont développé une stratégie : prendre de la hauteur. C’est en effet ce que suggère une nouvelle étude, publié dans la revue Plos Biology. L’objectif ? Reconnaître les groupes rivaux, souvent avant de faire des incursions en territoire ennemi, à des moments où le risque d'affrontement est moindre. L'utilisation tactique de terrains surélevés dans des situations de guerre était considérée comme propre à l'humain – jusqu’ici. Pour la première fois, l'une des plus anciennes stratégies militaires a été observée chez nos plus proches parents évolutifs.

Pendant trois ans, des scientifiques ont suivi deux groupes de chimpanzés voisins du Taï Chimpanzee Project (www.taichimps.org) dans les forêts de Côte d'Ivoire, en Afrique de l'Ouest. Ils ont ainsi pu reproduire les cartes de deux territoires de chimpanzés limitrophes, y compris les données d'altitude. Au niveau de la zone frontalière, ces deux territoires se chevauchent et des escarmouches ont parfois lieu. Pour établir et protéger leur territoire, les chimpanzés effectuent des tournées régulières en périphérie qui constituent une sorte de « patrouille frontalière ».

Formations rocheuses en hauteur : un point d’écoute plus que d’observation
 

Les patrouilles se font souvent en sous-groupes qui restent proches et cohésifs et limitent les bruits. « En tant qu'observateur, on sent que la patrouille a commencé », décrit Dr. Lemoine. Ils se déplacent et s'arrêtent en même temps, de manière très coordonnée. Certains types de collines utilisées pour la reconnaissance près de la frontière sont connus sous le nom « d'inselbergs » : des affleurements rocheux isolés qui interrompent la canopée de la forêt. Les chimpanzés reviennent à plusieurs reprises sur certains de ces inselbergs, où le temps passé au sommet se déroule dans un état plus feutré. « Il ne s'agit pas tant de points d'observation que de points d'écoute », explique le scientifique. Les chimpanzés tambourinent sur les troncs d'arbres et émettent des vocalisations excitantes appelées « pant-hoots » pour communiquer avec les membres du groupe ou affirmer leur territoire. Ces sons peuvent être entendus à plus d'un kilomètre de distance, même dans une forêt dense. Il est possible que les chimpanzés grimpent au sommet des collines près de la limite de leur territoire lorsqu'ils n'ont pas encore entendu de signes de groupes rivaux. Se reposer tranquillement sur une formation rocheuse surélevée est une condition idéale pour la détection auditive d'adversaires éloignés.

Evaluer la distance du groupe rival pour éviter des combats coûteux
 

L'équipe a constaté que les chimpanzés étaient deux fois plus susceptibles de grimper des collines lorsqu'ils se dirigeaient vers cette frontière contestée que lorsqu'ils se déplaçaient au cœur de leur propre territoire. Au sommet des collines frontalières, les chimpanzés étaient plus enclins à s'abstenir de manger ou de chercher de la nourriture bruyamment, préférant se reposer tranquillement, ce qui leur permettait d'entendre les bruits lointains des groupes rivaux, expliquent les scientifiques. Plus l’emplacement des chimpanzés hostiles est éloigné, plus la probabilité que les chimpanzés traversent le territoire ennemi est grande. Cela suggère que les chimpanzés en hauteur évaluent la distance de leurs rivaux et agissent en conséquence pour faire des incursions tout en évitant des combats coûteux.

Un territoire plus vaste limite les rencontres avec les groupes rivaux
 

Les chimpanzés étendent souvent leur territoire en empiétant et en patrouillant dans celui de leurs voisins. La collecte d'informations au sommet des collines les aidera à le faire tout en réduisant les risques de rencontrer des ennemis. Un territoire plus vaste peut augmenter les réserves de nourriture et améliore les conditions de reproduction. Des travaux antérieurs suggèrent d’ailleurs que les groupes de chimpanzés les plus importants vivent sur des territoires plus vastes où la pression exercée par les rivaux est moindre, ce qui a pour effet d'augmenter le taux de natalité au sein des communautés. Les dernières recherches suggèrent que les chimpanzés utilisent la reconnaissance au sommet des collines pour éviter les confrontations, et que la violence est relativement rare, même si des bagarres, voire des enlèvements et des meurtres, ont eu lieu entre des membres de groupes rivaux.

La trace d'une proto-guerre, qui a probablement existé dans les populations préhistoriques de chasseurs-cueilleurs 
 

D'autres espèces de mammifères, comme les suricates, utilisent les hauteurs pour guetter les prédateurs ou appeler leurs partenaires. Cependant, les scientifiques affirment qu'il s'agit de la première preuve qu'un animal autre que l'humain utilise stratégiquement l'altitude pour évaluer les risques de « conflit intergroupe ». « La guerre tactique fait partie d’un des moteurs de l'évolution humaine », souligne le Dr Roman Wittig, directeur du Taï Chimpanzee Project basé à l'Institut des sciences cognitives de Lyon et auteur principal de l'étude. « Ce comportement des chimpanzés requiert des capacités cognitives complexes qui les aident à se défendre ou à étendre leur territoire, et serait favorisé par la sélection naturelle », insiste le scientifique. « L'exploitation du paysage et du terrain à des fins de contrôle territorial est profondément ancrée dans notre histoire évolutive. L'utilisation par les chimpanzés d'une stratégie de type guerrier, mais axée sur la défense, est peut-être la trace d'une proto-guerre à petite échelle qui a probablement existé dans les populations préhistoriques de chasseurs-cueilleurs », conclut le scientifique.

Le Taï Chimpanzee Project (www.taichimps.org) observe le comportement des chimpanzés sauvages depuis 45 ans
 

Les chimpanzés d'Afrique de l'Ouest (Pan troglodytes verus) sont en danger critique d'extinction selon les directives de l'UICN. Au cours des 20 dernières années, nous avons perdu plus de 80 % de la population mondiale de chimpanzés d'Afrique de l'Ouest en raison du braconnage, du commerce d'animaux de compagnie et de la destruction de l'habitat. Les scientifiques jouent un rôle important dans la protection de la faune en repoussant les activités humaines illégales dans les zones protégées comme le parc national de Taï, en Côte d'Ivoire, qui est un point chaud de la biodiversité et a été déclaré site du patrimoine mondial de l'UNESCO en 1982. Les recherches menées dans le cadre du Taï Chimpanzee Project permettent non seulement d'acquérir des connaissances scientifiques inestimables sur nos plus proches parents vivants, mais aussi de protéger, depuis 45 ans, la population unique de chimpanzés et les autres espèces sauvages du parc national.

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© Oscar Nodé-Langlois/TCP
Figure : Les chimpanzés de Taï en patrouille sur une des collines frontalières, cherchant des signes de groupes rivaux.

En savoir plus :
Lemoine SRT, Samuni L, Crockford C, Wittig RM (2023) Chimpanzees make tactical use of high elevation in territorial contexts. PLoS Biol 21(11): e3002350. https://doi.org/10.1371/journal.pbio.3002350

Contact

Roman Wittig
Directeur de recherche
Sylvain Lemoine
Assistant Professeur en Biologie Anthropologique

Laboratoires

Institut des Sciences Cognitives Marc Jeannerod - ISC-MJ (CNRS/Université Claude Bernard)
67 Boulevard Pinel
69675 BRON CEDEX - France

Département d’Archéologie, Université de Cambridge
Henry Wellcome Building, Fitzwilliam St, CB2 1QH,
Cambridge, UK