L’incroyable capacité des bébés à apprendre leur langue maternelle

Résultats scientifiques Neuroscience, cognition

Les bébés sont de véritables éponges à information. S’ils mettent un an à se mettre debout, l'apprentissage du langage commence bien plus tôt. Mais comment font-ils pour apprendre si facilement et si rapidement leur langue maternelle ? Dans une étude publiée dans Proceedings of the National Academy of Sciences, les scientifiques, révèlent que les bébés apprennent des nouvelles règles de grammaire en quelques dizaines de minutes et sont capables de les utiliser immédiatement pour apprendre de nouveaux mots.

Durant sa première année de vie, le bébé se met à babiller. Au cours de leur deuxième année de vie, les nourrissons commencent à apprendre des mots à un rythme impressionnant. L'une des stratégies qu'ils utilisent pour apprendre des mots de manière aussi efficace consiste à tirer parti d'indices cachés dans la grammaire pour faciliter l'apprentissage du vocabulaire. Il s’agit du processus d’"initialisation syntaxique" (‘syntactic bootstrapping’, en anglais). Lila Gleitman (1929 – 2021), professeur de psychologie et de linguistique, est à l’origine de cette théorie selon laquelle pour apprendre de nouveaux mots, les enfants s'appuient en partie sur la structure syntaxique des phrases dans lesquelles ils les entendent.

La manière dont les nourrissons établissent les liens syntactico-sémantiques qui sous-tendent ce mécanisme à un si jeune âge reste peu clair. Les scientifiques se sont demandée si les bébés pouvaient dans une courte période de temps apprendre les relations entre la grammaire et le vocabulaire et les utiliser pour apprendre des nouveaux mots en présence d’un pattern grammatical. Les scientifiques ont imaginé un protocole totalement nouveau permettant de répondre à cette question : elles ont introduit de nouveaux éléments grammaticaux dans la langue maternelle des bébés, le français. Ces nouveaux éléments grammaticaux ont été présentés à des nourrissons de 20 mois dans des vidéos ludiques. Les bébés se voyaient ensuite présenter des noms qu’ils ne connaissaient pas afin de mesurer leur capacité à utiliser ces nouveaux éléments grammaticaux pour en déduire le sens des nouveaux noms.

Les déterminants " le ", " la ", " un ", " une " ont été remplacés par deux nouveaux déterminants inventés par l’équipe, " ko " et " ka ". Ces nouveaux éléments grammaticaux ont été associés à une distinction commune dans plusieurs langues dans le monde mais inexistante en français : la distinction entre ce qui est animé (une personne ou un animal) et inanimé (un objet) qui est marquée dans la grammaire, par exemple du japonais. Ces nouveaux déterminants ont été ensuite intégrés dans l’environnement linguistique riche et naturel des nourrissons afin qu’ils aient accès au large éventail d'indices qu'ils utilisent quotidiennement.

Des vidéos ont été réalisées présentant des situations très réalistes où une femme joue avec un objet (l’inanimé) et raconte une histoire impliquant une peluche (l’animé), en utilisant les nouveaux déterminants. Un grand nombre d’indices naturels y ont été inclus tels que la direction du regard ou des petites questions posées à l’enfant comme "C’est amusant ?".

Les nourrissons ont regardé les vidéos d'apprentissage chez eux pendant trois jours consécutifs avant de les visionner à nouveau en laboratoire durant la phase de test. La durée totale d'exposition aux nouveaux déterminants était d'environ trente minutes. Pour que les bébés puissent à chaque fois fixer leur attention, les scientifiques ont adapté le protocole à la durée de leur concentration et morcelé la phase d'entraînement. Les trente minutes d’apprentissage ont été répartis sur quatre jours.

Durant la phase d'entraînement, ces vidéos ont été présentées aux nourrissons. Ils entendaient une phrase contenant la nouvelle règle de grammaire telle que "Ko lapin veut lire ka livre". La phrase était illustrée à l’écran par un lapin regardant une poule tenant un livre entre ses pattes. Puis, dans la phase de test, les nourrissons entendaient une phrase contenant un mot nouveau inventé par l’équipe. Par exemple : "Oh ! regarde ko bamoule". S’ils ont appris dans la phase d'entraînement que "ko" précède des noms d’animés, comme poule ou lapin, alors ils devraient regarder l’image correspondant à ce qui est animé, la peluche. Ce qui permettrait, dans ce cas, de conclure qu’ils ont compris cette relation et qu’ils arrivent à l’utiliser pour apprendre de nouveaux mots. Le regard des nourrissons a été enregistré à l'aide d'un oculomètre afin d'évaluer leur capacité à reconnaître les nouveaux noms.

Les résultats montrent que les enfants regardent significativement plus vers l’animé lorsqu’ils entendent une phrase avec le déterminant animé ‘ko’ et un nom qu’ils ne connaissent pas (e.g., « regarde ko bamoule », courbe rouge sur la figure) que lorsqu’ils entendent une phrase avec le déterminant inanimé ‘ka’ et un mot qu’ils ne connaissent pas (e.g., « regarde ka pirdale », courbe verte sur la figure).

Les bébés ont appris très rapidement ces nouvelles règles de grammaire et les ont utilisées immédiatement pour apprendre de nouveaux mots. Les jeunes apprenants exploitent à la volée les liens entre les éléments du langage, ce qui suggère que les enfants ont beaucoup de stratégies efficaces pour apprendre la langue. Cette étude démontre la vitesse remarquable avec laquelle ils acquièrent un nouveau lien syntactico-sémantique et l'utilisent pour auto-superviser l'apprentissage du vocabulaire dans leur langue maternelle.

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© Babylab du LSCP

Figure : A et B : protocole expérimental.
Graphique : Courbes représentants les regards des bébés vers l’animé ou l'inanimé, au fil du temps. La boîte grise représente la fenêtre temporelle durant laquelle il y a une différence significative entre la courbe rouge et la courbe verte. La probabilité d’observer une différence de cette taille est inférieure à 1% (p=0,01), ce qui montre que le résultat est statistiquement significatif.

Pour en savoir plus :
Rapid infant learning of syntactic-semantic links.
Barbir, M., Babineau, M. J., Fiévet, A-C., & Christophe, A.
Proceedings of the National Academy of Sciences U. S. A., 120(1), e2209153119. 2023. DOI:https://doi.org/10.1073/pnas.2209153119

Contact

Monica Barbir
Chercheuse post-doctorale au BabyLab de l'International research Center for Neurointelligence (IRCN) de l'Université de Tokyo

Laboratoire

Laboratoire de sciences cognitives et psycholinguistique (CNRS / Ecole des hautes études en sciences sociales / ENS – PSL)
Ecole normale supérieure - PSL
4eme étage
29 rue d'Ulm
75005 PARIS