Le sommeil fractionné des manchots : une adaptation remarquable

Résultats scientifiques Neuroscience, cognition

En Antarctique les manchots à jugulaires, tout en protégeant leurs œufs des prédateurs, accumulent d'importantes périodes de repos par le biais de milliers de micro-sommeils de quelques secondes. Des scientifiques ont enregistré pendant plusieurs jours le sommeil des manchots à l'aide d'un dispositif miniature de collecte de l'activité cérébrale. Leurs découvertes, publiées dans la revue Science, ont révélé une stratégie évolutive étonnante pour concilier le sommeil et la vigilance, ouvrant de nouvelles perspectives sur la compréhension du sommeil.

Les animaux, de la méduse à l'homme, passent beaucoup de temps à dormir. Il est aussi clair que le sommeil joue un rôle important dans le maintien des performances cognitives à l'état de veille. En effet, les troubles du sommeil sont un problème croissant dans nos sociétés polluées par le bruit et la lumière 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Un sommeil insuffisant entraîne notamment un assoupissement, c'est-à-dire une interruption de l'état de veille pendant quelques secondes par la fermeture des yeux et une activité cérébrale de sommeil. Les effets des micro-sommeils sont souvent perçus de manière négative, surtout lorsqu'ils surviennent pendant la conduite d'un véhicule. Cependant, se pourrait-il que les micro-sommeils aient des bienfaits similaires à ceux du sommeil ? Ou bien sont-ils tout simplement trop courts pour que le sommeil puisse remplir pleinement ses fonctions ?

Un mode de sommeil des manchots sans précédent dans le règne animal
 

Cet article décrit pour la première fois chez les animaux, une façon de dormir unique, par un sommeil extrêmement fragmenté. Alors qu’ils couvent leurs œufs, les manchots à jugulaire accumulent de grandes quantités de sommeil grâce à des milliers de micro-sommeils de quelques secondes seulement. Malgré cette façon inhabituelle de dormir, ils arrivent à élever leurs poussins, suggérant ainsi que les fonctions réparatrices du sommeil pourraient être assurées par des micro-sommeils. Ce mode de sommeil sans précédent dans le règne animal, est probablement une adaptation à la pression constante de prédation des labbes antarctiques (un prédateur de leurs œufs et poussins) et une réponse au bruit et agression des autres manchots de la colonie.

Des épisodes de sommeil lent en majorité de moins de 5 secondes
 

Les scientifiques ont pu enregistrer, pour la première fois, le comportement et l'activité cérébrale de manchots à jugulaire sauvages se reproduisant sur l'île King George, en Antarctique, à l'aide d'enregistreurs de données conçus spécifiquement pour enregistrer l'activité cérébrale d’animaux dans leur milieu. Les manchots ont été enregistrés pendant 11 jours, sur terre et en mer, y compris lors de leurs plongées à plus de 200 m de profondeur. Les scientifiques ont ainsi examiné, comment la position du nid, au centre, ou en bordure de la colonie, là où les manchots sont plus exposés aux labbes antarctiques, impactait leur sommeil. Le sommeil lent, type de sommeil prédominant chez les oiseaux, y compris chez les manchots, se produit dans les deux hémisphères cérébraux simultanément (sommeil lent bihémisphérique) ou dans un seul à la fois (sommeil lent unihémisphérique). Les épisodes de sommeil lent étaient extrêmement courts, ne durant généralement que quelques secondes, la grande majorité moins de 5 secondes. Sur le plan comportemental, cette fragmentation du sommeil se manifeste par la fermeture et l'ouverture fréquentes d'un œil ou des deux yeux. Bien que les épisodes soient courts, les manchots ont accumulé dans chaque hémisphère 11.5-12 heures de sommeil lent, réparties uniformément sur les 24 heures de la journée, avec plus de 500 épisodes par heure.

Les manchots peuvent dormir en mer, flottants au gré des vagues
 

Sur la base de travaux antérieurs sur les canards, les scientifiques s’attendaient à ce que les manchots plus exposés à des prédateurs au bord de la colonie, dormiraient moins et s'adonneraient davantage à du sommeil unihémisphérique. Or, ils ont constaté que les oiseaux situés en bordure de la colonie dormaient 10 % de plus, par périodes 40 % (1 seconde) plus longues, que ceux qui nichaient au centre de la colonie. Ce résultat inattendu suggérant que les perturbations interspécifiques et l'agression au sein de la colonie ont un impact plus important sur le sommeil que l'exposition aux prédateurs.

Enfin, les scientifiques ont aussi démontré que les manchots pouvaient dormir en mer, se laissant alors flotter au gré des vagues (Fig D.). Bien qu'ils dorment moins que sur la terre ferme, le sommeil lent est plus consolidé et presque exclusivement bi-hémisphérique. Une fois de retour sur la terre ferme, le sommeil perdu en mer a été partiellement récupéré, bien qu'il s'agisse toujours d'épisodes d'une durée de seulement 4 s. Cette fragmentation persistante du sommeil chez les manchots, suggère une probable adaptation aux besoins accrus de vigilance afin de pouvoir détecter l'intrusion de congénères et de prédateurs.

De nouvelles perspectives sur notre propre sommeil
 

Cet article démontre ainsi que les manchots à jugulaire sont capables de se reproduire avec succès dans des circonstances écologiques nécessitant une veille continue, en accumulant du sommeil par le biais de micro-sommeils de quelques secondes. Par conséquent, ces travaux montrent que chez certaines espèces, les fonctions du sommeil ne semblent pas altérées et sont peut-être même assurées grâce à des milliers de micro-sommeils quotidiens.

En étudiant les stratégies adaptatives du sommeil, nous pouvons mieux comprendre comment les animaux modifient leurs habitudes de sommeil en réponse aux changements environnementaux, ce qui peut avoir des répercussions sur leur survie et leur reproduction. Cette étude ouvre également de nouvelles perspectives sur notre propre sommeil en montrant que certaines espèces semblent bénéficier des avantages du sommeil malgré une fragmentation extrême. Cela nous invite à envisager la possibilité de tirer parti de ces découvertes pour améliorer notre propre sommeil tout en restant éveillé.

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© Paul-Antoine Libourel
Légende : A. Photo d’un manchot équipé du logger d’enregistrement de sommeil. B. Labbe antarctique, prédateur des œufs et poussins de manchots, volant au-dessus de la colonie. C. Micro sommeils uni et bihémisphérique d’un manchot en période d’incubation. D. Signaux électroencéphalographiques de manchot en sommeil lent pendant une période en mer. 

En savoir plus :
Nesting chinstrap penguins accrue large quantities of sleep through seconds-long microsleeps
Libourel P.-A.; Lee W. Y.; Achin I., Chung H.; Kim J.; Massot B., Rattenborg N.C., Science, 2023

Rush de Recherche | Le sommeil fractionné des manchots : une adaptation remarquable

The video shows the uni and bi-hemispheric fragmented sleep of a nesting penguin equipped with a biologger, and the relationship between eye state (open/closed) and EEG activity in the contralateral cerebral hemisphere. From the top to the bottom, axis representing the eye opening (high and low values represent open and closed, respectively), the left and right EEG with the high-voltage, low-frequency patterns indicative of slow-wave sleep (SWS). The vertical black line represents the time of the current image. The green and red segments of the EEG indicate periods of SWS detected by the algorithm on the left and right EEG.
 

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Paul-Antoine Libourel
Ingénieur de recherche CNRS

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