L’abeille et les nombres absolus

Résultats scientifiques Neuroscience, cognition

Les abeilles sont bien connues pour leur aptitudes remarquables d’apprentissage et de mémorisation qui leur permettent d’exploiter les espèces florales mieux récompensées. A ces capacités s’ajoute le sens du nombre qui inclut le concept du zéro en tant que valeur inferieure d’une série croissante de nombres positifs. Les chercheurs viennent de montrer que les abeilles ne discriminent pas seulement des nombres de façon relative (choix d’une quantité par rapport à une autre en fonction de la présence de plus o moins d’items) mais sont aussi capables d’apprendre des nombres de façon absolue. Ces travaux, publiés dans la revue Biology Letters, montrent que les abeilles sont capables d’identifier des nombres par eux-mêmes, indépendamment de l'aspect relatif (plus grand/plus petit). Ces résultats montrent que le sens du nombre des abeilles a des parallèles remarquables avec celui des êtres humains et suggèrent que ces compétences numériques ont surgi de façon indépendante dans l’évolution des espèces.

Dans leur milieu naturel, les abeilles font preuve de remarquables capacités d’apprentissage visuel. Elles apprennent et mémorisent les caractéristiques des fleurs qu’elles exploitent et les signaux visuels qui les guident de retour à la ruche. Grâce à ces capacités, elles sont capables d’assurer un butinage efficace et une navigation performante dans l’environnement complexe qui les entoure. Parmi les performances visuelles qui ont attiré l’attention des chercheurs la capacité des abeilles à dénombrer des objets passés en route vers une source de nourriture et à se poser en conséquence après le nombre correct d’objets indépendamment de la distance parcourue, a initié une série de recherches sur le sens du nombre (ou numérosité) existant chez ces insectes.

Des travaux précédents avaient réussi à entrainer des abeilles à distinguer des images présentant des quantités différentes de symboles tels que des cercles ou des carreaux noirs en fonction de critères de jugement relatif (« moins que » ou « plus que »).  Ainsi les abeilles sont récompensées avec une gouttelette de sucre pour le choix de la plus petite ou de la plus grande quantité, indépendamment des quantités présentées qui varient d’un essai à l’autre.

Bien que riches en résultats, ces travaux n’avaient pas permis de déterminer si l’abeille est aussi capable d’appréhender des nombres par eux-mêmes au-delà de jugements relatifs. Pour répondre à cette question, les chercheurs, en collaboration avec des collègues de l’Université de Trento (Italie), ont entrainé des abeilles en libre vol à rentrer dans un labyrinthe en Y pour chercher de la solution sucrée associée à une quantité spécifique (une image présentant un nombre spécifique d’éléments). Un groupe d’abeilles a été entrainé à choisir 3 contre 2, recevant donc la récompense alimentaire sur 3 et non pas sur 2, alors qu’un autre groupe a été entrainé à choisir 3 contre 4. Dans les deux cas, les images utilisées pour représenter ces quantités variaient d’un essai à l’autre, afin que les abeilles se focalisent sur le nombre et non pas sur des détails.

Suite à cet entrainement le groupe ayant appris à choisir 3 contre 2 a été confronté à une situation nouvelle, jamais perçue lors de l’apprentissage : 3 contre 4. Si les abeilles avaient appris à distinguer les quantités en fonctions de critères relatifs, elles devaient alors préférer 4 à 3 (ayant préféré toujours 3 à 2), même si 3 était pour elles la quantité récompensée. De même, les abeilles ayant appris à choisir 3 contre 4 ont été confrontées avec la situation nouvelle 2 contre 3. Si le critère relatif est primordial, ces abeilles devaient préférer 2 à 3 (ayant préféré toujours 3 à 4).

Dans les deux cas, les abeilles ont montré une claire préférence pour 3, la quantité récompensée lors de l’entrainement. Ainsi, elles ont appris cette quantité de façon absolue et non pas de façon relative. Ce résultat montre donc que les abeilles ont un sens absolu du nombre et que leur classification et choix des quantités ne se fait pas en fonction de critères tels que « plus que » ou « moins que ».

De plus, la performance des abeilles entrainées à distinguer 3 de 2 était toujours supérieure à celle des abeilles entrainées à distinguer 3 de 4. Cette différence correspond à “l’Effet de Taille Numérique”, tres connu chez l’être humain qui correspond au fait que la discrimination de deux nombres devient plus difficile au fur et à mesure que la taille numérique devient plus grande (discrimination de 1 contre 2 plus facile que 100 contre 101 alors que la différence est la même).

Ces résultats indiquent que la numérosité des abeilles montre des parallèles remarquables avec celles des vertébrés y compris les humains. Le sens du nombre est important pour une espèce qui doit naviguer dans un environnement complexe et faire des choix alimentaires efficaces en fonction de la survie individuelle et de la colonie. Ainsi l’évolution a pu favoriser l’émergence de compétences numériques, de façon similaire chez l’abeille et le vertébré. Les supports neuronaux de ces capacités restent à déterminer et feront l’objet de futurs travaux.

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Figure : Gauche : stimulus visuel représentant la quantité « 3 ». Le nombre de cercles noirs sur l’image définit la quantité proposée à l’abeille. Droite : La récompense de solution sucrée pour le choix de cette quantité est fournie par une canule au centre de la paroi.

© Maria Bortot

 

Pour en savoir plus :

Honeybees use absolute rather than relative numerosity in number discrimination.
Bortot M, Agrillo C, Avarguès-Weber A, Bisazza A, Miletto Petrazzini ME, Giurfa M.
Biol Lett. 2019 Jun 28;15(6):20190138. doi: 10.1098/rsbl.2019.0138. Epub 2019 Jun 19.

Contact

Martin Giurfa
Enseignant-chercheur au Centre de recherche sur la cognition animale (CRCA) - (CNRS/Univ. Toulouse Paul Sabatier)