L'étrange plasticité évolutive d'une enzyme chez les animaux

Résultats scientifiques Génétique, génomique

Les polymérases à ARN dépendant de l’ARN sont nécessaires à la régulation génique par interférence à ARN chez la plupart des Plantes et Champignons, mais on les pensait absentes dans la majorité des espèces animales. Dans un article publié par PLOS Genetics, les chercheurs montrent que ces enzymes, bien que souvent perdues au cours de l’évolution, sont fréquentes chez les Animaux, mais chez des espèces généralement sous-étudiées. De façon surprenante, une espèce particulière, qui a conservé l'enzyme, ne l'utilise pas pour l’interférence à ARN, révélant une grande plasticité fonctionnelle.

L'interférence à ARN (« RNAi ») est un mécanisme de répression des gènes, dont l'origine est très ancienne : le dernier ancêtre commun des Plantes, Animaux et Champignons, qui vivait sur Terre il y a plus d'un milliard d'années, en était déjà pourvu ... et la plupart de ses descendants (notamment, les Plantes, Animaux et Champignons actuels) utilisent ce mécanisme dans la régulation de leurs gènes, et dans leur défense contre les pathogènes.

Les différentes machineries moléculaires impliquées dans ce processus sont bien conservées entre toutes ces espèces, à une exception notable : la polymérase à ARN dépendant de l'ARN (RDRP). Cette enzyme est indispensable au RNAi chez les Plantes, les Champignons, et de nombreux organismes unicellulaires, mais parmi les organismes-modèles animaux, seul le nématode Caenorhabditis elegans nécessite la RDRP pour son RNAi (la drosophile et les Vertébrés, par exemple, n'ont même pas de gène spécifiant cette enzyme). On a donc longtemps cru que, parmi les Animaux, le nématode était une exception.

En compilant les génomes de plus de 500 espèces animales, couvrant une large variété taxonomique (Insectes, Mollusques, Vers plats, ...),  les chercheurs ont montré que cette enzyme était beaucoup plus fréquente qu'attendu dans le règne animal. De nombreux groupes (comme les Insectes, ou certains Mollusques) où on l'avait crue absente, possèdent en réalité la RDRP. La participation au RNAi constituant la seule fonction connue de cette classe d'enzymes, ces résultats pouvaient donc signifier le maintien de cette fonction dans ces groupes.

Les chercheurs ont alors étudié une espèce parmi les plus éloignées possible du nématode pour vérifier que, possédant des gènes de RDRP, elle utilisait bien cette enzyme pour le RNAi. Leur choix s'est porté sur l'Amphioxus européen, Branchiostoma lanceolatum (un cousin très proche des Vertébrés). Les analyses des petits ARN de cet organisme indiquent que, de façon surprenante, il ne semble pas utiliser cette enzyme pour le RNAi - ni pour la régulation de ses propres gènes, ni pour réprimer ses pathogènes. La conservation de la RDRP chez cette espèce suggère qu'elle y joue une nouvelle fonction biologique inconnue.

Les enzymes de cette famille posent donc une réelle question évolutive : non seulement elles ont été fréquemment perdues, indépendamment, dans de nombreux taxons animaux alors que le reste de la machinerie du RNAi est très conservée dans l'évolution, mais même dans une espèce où elles sont conservées, leur fonction biologique semble avoir changé, signe d'une grande plasticité évolutive.

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© Hervé Seitz
Figure : Pour chaque taxon analysé, le secteur rouge du diagramme circulaire représente la proportion d'espèces de ce taxon dont le génome contient au moins un gène de polymérase eucaryotique à ARN dépendant de l'ARN. La distribution de cette famille de gènes est très sporadique chez les Animaux, ce qui indique qu'elle a été perdue récemment dans de nombreux lignages. Mais même parmi les espèces qui ont conservé ces gènes, leur fonction semble instable, puisque nos expériences montrent que Branchiostoma lanceolatum ne les utilise pas pour l'interférence à ARN.

 

En savoir plus
Functional lability of RNA-dependent RNA polymerases in animals.
Pinzón N, Bertrand S, Subirana L, Busseau I, Escrivá H, Seitz H.
PLoS Genet. 2019 Feb 19;15(2):e1007915. doi: 10.1371/journal.pgen.1007915.

Contact

Hervé Seitz
Chercheur CNRS à l'Institut de génétique humaine